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« Le Scout est maître de soi : il sourit et chante dans les difficultés. » - [Loi scoute & Vie pro] par Thibaud Brière de la Hosseraye
Devenir maître de son sourire
Si l’on n’est pas responsable de la tête qu’on a, on l’est de la tête qu’on fait ! Qui ne connaît la formule et la vérité qu’elle recèle ? Nous ne sommes pas maîtres des circonstances, mais nous le sommes de la manière dont nous y réagissons. C’est ce que signifie de prime abord l’article 8 de la loi scoute.
Rien d’évident à cela. A la lueur du feu de camp, au terme d’une journée bien remplie de corvées de bois, de jeux collectifs et de cuisine, il est tentant de se montrer fourbu. Au terme d’une harassante journée de travail ou usé par un travail répétitif, notre nature nous porte à faire grise mine.
Elle nous y porte, certes, mais elle ne nous y oblige pas ! C’est là en effet qu’intervient ce qui relève, en nous, du sur-naturel : un sourire et c’est tout un visage qui s’éclaire, un chant qui sourdement passe de lèvres en lèvres, et c’est un feu intérieur qui réchauffe les cœurs. Telle est l’effraction de la grâce, qui transcende la nature et permet de sublimer toute situation.
Un sourire et c’est tout un visage qui s’éclaire, un chant qui sourdement passe de lèvres en lèvres, et c’est un feu intérieur qui réchauffe les cœurs.
Cette grâce qu’apporte un sourire, pour gratuite qu’elle soit, n’est pas forcément aléatoire : la volonté peut l’aider, l’affermir, en accompagner l’ancrage dans une attitude générale face à la vie. La mobilisation de la volonté est même requise : quand tous ploient sous le fardeau d’objectifs commerciaux trop lourds à porter, quand le cœur n’y est pas, c’est alors vraiment que, sourire et chanter, on ne peut que le vouloir.
Nous ne le savons en effet que trop : sourire et chanter dans les difficultés professionnelles, a fortiori lorsque celles-ci nous touchent personnellement ou impliquent d’autres que nous, c’est plus facile à dire qu’à faire. « Quand on veut, on peut », s’entend-on parfois répondre. D’accord, mais quand même : comment alors ne pas sourire de manière hypocrite ? Mon chef m’aboie dessus et je devrais me montrer rieur ? A quoi bon chanter si ça sonne faux ?
Nous pouvons du moins essayer, de manière à convertir progressivement ce qui au départ est hypocrite en authenticité. C’est là ce que Kant appelle « tromper le trompeur qui est en nous-mêmes[1] » : comme il en va dans la politesse et la bienveillance que nous manifestons dans nos rapports sociaux (« je suis enchanté de vous rencontrer »), aussi affectés qu’un sourire ou un chant puissent être, et animés par d’inavouables motifs (séduire à des fins égoïstes, masquer de l’indifférence ou du mépris), nous pouvons néanmoins finir par éprouver réellement ces sentiments que nous ne faisions initialement que feindre. Même si le cœur n’y est pas, chante, ne serait-ce qu’intérieurement, et ton cœur se mettra à chanter ! Souris, et la vie te sourira : tu feras sourire les autres et peu à peu un vrai sourire te reviendra.
Même si le cœur n’y est pas, chante, ne serait-ce qu’intérieurement, et ton cœur se mettra à chanter !
A l’école du maître du sourire
En matière de maîtrise de soi, le scout a trouvé son maître, il est celui de la Vie qui refuse de se faire appeler « maître » et qui bouscule la volonté de maîtrise des sages selon ce monde.
Selon ce monde, il est sage qu’un professionnel expérimenté « se fasse le cuir » et ne se laisse pas affecter par les dégâts humains pouvant résulter de l’accomplissement de son devoir économique. Ne sait-on pas qu’il faut séparer le professionnel et le personnel ?
Selon ce monde, il est sage de régner en maître sur la nature comme sur sa vie intérieure, ainsi qu’on manage une équipe de production : avec efficacité, avec des indicateurs et des objectifs mesurables.
L’idéal de maîtrise selon ce monde est atteignable. Les sagesses élaborées en Orient comme en Occident, dont le développement personnel offre, en entreprise, une moderne figure de synthèse, remplissent leurs promesses. Et pour cause : l’homme a été doté des moyens naturels de parvenir à son bonheur par ses propres forces. Le salarié ayant des états d’âme, ou se découvrant stressé, peut parvenir à maîtriser ses affects à coups de discipline, d’« exercices spirituels » stoïciens ou épicuriens, voire de philosophies diverses l’amenant à relativiser ce qui lui arrive. Dans cette perspective, son manager bienveillant saura l’inscrire à une formation en gestion des émotions, à un séminaire d’harmonisation des énergies ou lui financer un coaching de recentrage au moyen d’une fine maïeutique.
Eh bien pour le scout qui a goûté la vie en grand, la vie en large, la vie multicolore à l’école du maître de la Vie, un tel idéal de maîtrise de soi, de disciplinarisation, laisse un goût de cendres. Lui que la Vie appelle ne se satisfait pas de ce qui suffit. Son sourire et son chant ne résultent pas d’une maîtrise de soi mais d’un débordement de joie, d’une exultation dans la dureté même de ce qu’il lui est donné de vivre, dans la confiance qu’il n’y est pas seul.
Lui que la Vie appelle ne se satisfait pas de ce qui suffit.
Des manageurs adeptes de développement personnel parviennent à conserver leur sérénité en toutes circonstances, même quand ils licencient et se voient ordonner de rejeter des déchets toxiques ? Ils se sont rendus capables de s’insensibiliser au malheur du monde pour préserver leur quiétude et ils peuvent, équanimes, s’écrier comme Auguste dans Cinna de Corneille, « je suis maître de moi comme de l’univers » ? Grand bien leur fasse ! Malheureux sont-ils de se satisfaire de si peu ! Malheureux sont-ils, ceux qui se contentent de voir leurs besoins satisfaits, car, ne demandant pas davantage, ils n’obtiendront pas plus. Ceux-là tiennent déjà leur récompense. Ils se satisfont d’un bonheur naturel, celui, parfaitement légitime, de leur société commerciale ou de leur famille.
Malheureux sont-ils, ceux qui se contentent de voir leurs besoins satisfaits, car, ne demandant pas davantage, ils n’obtiendront pas plus.
Tristesse de ceux qui ne peuvent jouir que de ce qu’ils maîtrisent, de ce qu’ils ont mérité, ils demeureront dans l’ignorance de la véritable jouissance, fruit d’une gratitude pour ce qui est donné gratuitement. Il n’y a que d’une telle grâce dont la joie puisse être parfaite. Si celui qui jouit de sa maîtrise reconnaissait d’où lui vient sa maîtrise, connaissait l’origine du don qui lui est fait et la gratuité d’un tel don, il saurait que le véritable objet de sa jouissance n’est pas dans ce qui lui est donné mais dans celui qui le lui donne.
Ce à quoi le scout est invité dans cet article 8, c’est à entrer dans une logique d’exultation pour l’abondance des dons de la Création, épreuves comprises, dans la conscience que « tout est grâce » dans ce qu’il nous est donné de vivre. « D’une manière générale, ne souhaiter la disparition d’aucune de ses misères, mais la grâce qui les transfigure », écrit Simone Weil dans La Pesanteur et la grâce.
Dans nos vies professionnelles, dans nos vies privées et plus particulièrement encore dans la vie publique, il peut sembler que la nuit qui s’avance est bien sombre. Il n’y a qu’à la persistance d’un léger sifflotement dans le noir que les scouts pourront, de loin en loin, se reconnaître –et peut-être, un jour, de nouveau, se rassembler.
[1] Emmanuel KANT, Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798), VII, 151
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