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« Le scout est fait pour servir et sauver son prochain. » [Loi scoute & Vie pro] par Thibaud Brière de la Hosseraye
Le scout est fait pour servir, y compris lorsqu’il est engagé dans un collectif de travail. Au sein de celui-ci, il n’est pas rare qu’il se trouve tour à tour dirigé et dirigeant, au moins de quelques-uns. Aussi doit-il se tenir toujours prêt à assumer l’un et l’autre rôle sans jamais se départir ni de sa joie ni de son attitude de service.
C’est en ce sens que je voudrais traiter du troisième article de la loi scout. Il nous est donné comme un objet de méditation pour nourrir notre vie professionnelle dans ce qu’elle a de plus concret : notre manière quotidienne de nous rapporter à nos supérieurs, à nos pairs, à nos subordonnés.
Le cœur de mon argument, le voici : ni l’exercice du pouvoir ni celui de l’obéissance ne sont mauvais en soi. Il existe seulement de bons et de mauvais chefs, des manières indignes, dégradantes – pour soi comme pour les autres – de commander, et des manières indignes d’obéir, par démission ou résignation. Par exemple quand on agit sans se poser de questions, sans chercher à comprendre, aveuglément. Il y a une manière d’exercer l’obéissance qui élève, comme il y a une manière d’exercer le pouvoir qui abaisse.
La manière digne de commander consiste à exercer l’autorité comme un service destiné à augmenter celle de ceux qui se trouvent être fonctionnellement subordonnés. Le mot « autorité », comme on sait, dérive du latin auctoritas qui a pour origine le verbe augeo, lequel signifie « augmenter », « faire croître ». Exercer son autorité, c’est donc augmenter la qualité d’auteurs de leurs actes de ceux qui nous sont confiés. C’est, somme toute, éduquer à la liberté, c’est-à-dire, étymologiquement, « conduire hors de » (e-ducere) l’état de dépendance à l’autorité hiérarchique ou aux experts métier dans lequel ils peuvent se complaire. Le dépositaire de l’autorité n’est pas tant celui qui peut interdire et réprimer que celui qui, par ses actions ou son absence d’interventionnisme, « augmente » l’autonomie professionnelle de ses collaborateurs et leur capacité à assumer pleinement leurs responsabilités.
Qu’en est-il à présent de la manière digne d’obéir ?
On ne s’aperçoit que trop peu de la dignité des fonctions de service, telle celle des bien nommés « services support », tant on se laisse ordinairement subjuguer par la mise en lumière de ceux qui tiennent les premiers rôles. La lutte des places, en entreprise comme ailleurs, illustre combien il semble plus difficile de savoir obéir que commander. Or nous le savons d’expérience, obéir exige davantage d’humilité et de maîtrise de soi.
Parce qu’elle témoigne des plus hautes qualités humaines, une fonction de service ne doit pas être vue seulement comme le moyen d’apprendre peu à peu le commandement mais bien aussi comme une fin en soi. La dignité intrinsèque de tout service vient de ce qu’il s’agit de parvenir à se laisser faire. Tout cela peut demander des efforts infinis. Ne rien faire par soi-même mais se couler docilement dans la volonté d’un autre sans rien y retrancher ni y ajouter.
Forte est toujours en nous la tentation d’exercer un pouvoir - être chef ! - qui nous donne le sentiment d’être comme des dieux, de n’être relatif à personne, le subalterne de personne (« non serviam ») ! Qui nous délivre, même illusoirement, de notre impuissance à être notre propre père.
Or le défi de la puissance n’est pas tant d’abolir l’impuissance que de descendre jusqu’à elle. La vraie Puissance n’est pas de s’élever, mais de descendre. Sa hauteur ne se mesure aucunement à l’infinie distance d’où elle nous domine, mais tout au contraire à sa capacité de l’abolir pour s’abaisser plus bas encore que ce qu’elle relève, comme le bras du Samaritain sous le corps à terre qu’il soulève et porte pour en soigner les blessures.
Pas de méprise, toutefois. S’il est extraordinairement digne de servir, c’est parce qu’obéir, c’est encore agir.
Pas de méprise, toutefois. S’il est extraordinairement digne de servir, c’est parce qu’obéir, c’est encore agir.
On n'obéit vraiment que de toute sa volonté. Se laisser faire est encore un faire, en entreprise comme dans une communauté religieuse. Il ne saurait y avoir dans l’obéissance aucune abdication de la liberté, bien au contraire. De fait, si l’on veut bien ne pas se mentir, c’est toujours librement qu’on obéit. « Tu dois, donc tu peux », disait Kant : la notion même de devoir n’aurait pas de sens pour nous autres humains, si nous n’avions la possibilité de désobéir. C’est parfois toute notre organisation qu’il nous faut purifier, afin de garantir la plénitude de la liberté dans l’obéissance.
Il nous faut d’abord être au clair : la subordination n’est pas la soumission, et qui dit service ne dit pas servilité. C’est de toute leur liberté qu’un « cul-de-pat’ », un salarié ou un religieux doivent accomplir ce qui leur est donné à faire. Ordonner, en effet, n’est rien d’autre que donner à faire, don suspendu à une réponse. D’où l’importance capitale, pour un manager soucieux de dignité, de toujours s’assurer que c’est bien librement qu’il se trouve suivi, non en profitant d’un état de faiblesse psychologique ou d’un « bourrage de crâne » corporate dispensé avec la meilleure volonté du monde. Le scout est fait pour servir, non pour s’aplatir. Devenu employé, dirigeant ou religieux, l’accomplissement de son service n’a pas de valeur si ce n’est de tout lui-même.
Le scout est fait pour servir, non pour s’aplatir. Devenu employé, dirigeant ou religieux, l’accomplissement de son service n’a pas de valeur si ce n’est de tout lui-même.
Là où la soumission est d’ordre spirituel ou psychologique, la subordination est toujours relative à un cadre, un rôle social ou une fonction professionnelle déterminée. Sauf cas exceptionnels, un homme n’est jamais entièrement soumis, il demeure toujours libre de refuser sa prétendue soumission : ce n’est pas dans le même sens qu’un animal se soumet (à un mâle dominant ou à son maître) et qu’un homme le fait. Dans la mesure où la soumission ne peut désigner, chez l’homme, qu’une disposition intérieure momentanée et relative, il peut y avoir subordination sans soumission et subordination avec soumission : subordination juridique (dans le cadre d’un contrat de travail par exemple) sans soumission intérieure ou subordination juridique doublée d’une soumission intérieure. Ainsi un consultant intervenant dans une entreprise pourra-t-il se trouver, selon son tempérament, soumis à son client commanditaire, alors même que juridiquement n’existe entre eux aucun lien de subordination. Et inversement un salarié, quoique se trouvant factuellement subordonné à son employeur en vertu du contrat de travail qui les lie, pourra ne se sentir aucunement soumis à lui, n’hésitant pas à lui dire les choses en face et à lui apporter la contradiction. Dans la soumission, le sujet se vit comme l’instrument de la volonté d’un autre, donc comme contraint, qu’il le soit réellement ou qu’il s’imagine l’être. La subordination est compréhensible et souvent nécessaire à la bonne marche d’une organisation ; la soumission est indigne. Dans le calcul des moyens nous permettant d’atteindre nos fins, la subordination relève du compromis, la soumission de la compromission.
Cela nous permet de comprendre que c’est l’abus d’obéissance qui permet l’abus d’autorité. Celui qui laisse un supérieur abuser, qui laisse se transformer la relation de subordination en une soumission, en est aussi responsable – quoique peut-être pas aussi gravement sanctionnable. Le travail d’empêchement de la domination, qui est au cœur du scoutisme comme de toute vie professionnelle saine, doit s’effectuer dans les deux directions : il faut non seulement éduquer les chefs à diriger de manière plus humaine, mais tout aussi bien former les subordonnés à se laisser diriger de manière moins démissionnaire. Et comme chacun est toujours à la fois chef et subalterne, des formations tant à l’exercice de l’autorité qu’à l’exercice de l’obéissance seraient bien utiles à tous.
Quelle que soit notre position dans une organisation, nous sommes en effet tous, sous un certain rapport, à la fois subordonnés et subordonnants. Un chef lui-même peut très bien n’être qu’un exécutant, s’il se contente d’appliquer servilement ce qui lui est commandé, par sa propre hiérarchie, par son équipe ou par ses pulsions. L’important n’est pas de recevoir un ordre, c’est que celui qui le reçoit en comprenne tant et si bien la pertinence qu’il en vienne à agir comme s’il agissait de lui-même. D’où l’importance capitale de temps réguliers où supérieurs et subordonnés s’engagent dans un dialogue sincère, durant lequel ils s’ajustent mutuellement, calent leurs vues et en viennent à partager une commune intention ou, du moins, à se mettre clairement d’accord sur l’objet de leur désaccord. On peut très bien ne pas se trouver d’accord et néanmoins avancer ensemble, les yeux grands ouverts, au nom de l’intérêt supérieur de l’organisation et du respect des fonctions respectives (les unes étant plus décisionnaires que d’autres).
Comme il existe une manière digne d’obéir et une manière dégradante de le faire, il existe une manière noble et une manière servile de commander. Celui qui a une mentalité de serf vivra son poste comme un serf, qu’il soit chef ou subordonné : il exercera sa fonction de chef de manière servile et vile, en avilissant ses subordonnés. Inversement, celui qui a une mentalité de chef se vivra comme étant son propre chef quelle que soit sa position hiérarchique : il trouvera toujours le moyen de marquer que c’est parce qu’il le veut bien qu’il obtempère à un ordre, c’est-à-dire pour rendre librement service, jamais parce qu’il y serait contraint. À celui qui est noble, tout, y compris l’obéissance, est occasion d’ennoblissement, tandis qu’à celui qui est vil, tout, y compris le commandement, est occasion d’avilissement !
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